Quand le tatouage s’invite en plein repas
Une chronique signée Emmanuelle Vignes dans "La Croix"
Je ne l’ai pas vue arriver, cette décision-là. Comme aucune, d’ailleurs, depuis trois ou quatre ans. Nous sommes sur le point de déjeuner sous les premiers rayons de soleil du printemps. L’odeur du sauté d’agneau, cuisiné par mon mari, embaume la maison. Nous nous retrouvons autour de la table, et puis : « Je vais me tatouer quelque chose, là », dit notre fils ainé en indiquant l’intérieur de son avant-bras.
Sidération. En apparence, je demeure impassible. Mais en moi, les sirènes sonnent. Panique à bord. Je regarde mon mari : Qu’est-ce qu’il a dit ? Mais non ? ! Taisez-vous les sirènes, on n’entend rien !
« Pardon chéri ? Tiens, passe-moi un morceau de pain. » « Je vais me faire faire un tatouage », répète-t-il. Ah oui, j’avais bien entendu. « Et de la moutarde, s’il te plaît, merci. »
Là, je repense à toutes les personnes qui se sont fait tatouer un tout petit truc, genre sur l’omoplate ou sur la lombaire droite. Le truc fait sur un coup de tête que votre amie vous a montré un soir d’enterrement de vie de jeune fille. « Je te promets, je ne le répète pas. » Pouarf ! Elle l’a fait ! Le truc contre lequel votre mère vous a mise en garde mille fois, en faisant un parallèle avec le vernis à ongles et les oreilles percées : « Pas possible, ma chérie, c’est trop vulgaire. »
Sauf qu’aujourd’hui ma mère s’est fait percer les oreilles comme 90 % des femmes, que les mains « faites » sont le quotidien de celles qui prennent soin d’elles et que les tatouages ont très largement envahi nombre de peaux de tous les milieux sociaux. Si, si.
« Avec un stylo spécial ? » Sous-entendu « qui s’efface sous la douche ? ». Notre aîné nous regarde avec un air surpris. « Vous êtes sérieux ? »
Oui, j’avoue, c’est bien moi qui les ai emmenés il y a quelques années au Musée du Quai-Branly voir l’exposition sur les tatouages. Je repense à celui que le chanteur Renaud s’est fait tatouer dans le dos, un grand visage de Jésus, et sur son poitrail, une colombe représentant l’Esprit Saint. Bon, il n’y a pas que cela. Objectivement, il faut reconnaître qu’il y en a de très beaux. Fan de typographie, je me vois moi-même me faire tatouer une phrase de l’Évangile de saint Matthieu sur l’avant-bras. Franchement, est-ce que je suis anormale ou avez-vous vous aussi ce fantasme du tatouage ?
Pendant que je pense à tout cela, je ne hurle pas sur notre ado. Je ne projette pas – encore – mes peurs en rafales. Et puis, au moment du fromage, je vois l’aiguille qui se plante dans la peau de mon fils, allongé sur un mauvais fauteuil de dentiste recyclé dans un boui-boui du 18e arrondissement de Paris. Les infections. Le caractère indélébile de la démarche. Je vois bien qu’il en est conscient. C’est même lui qui mentionne ce dernier point évoquant – ouf ! – un point de blocage.
Nous débarrassons la table. En rangeant, je me rends compte qu’en fait, il ne nous demande pas notre avis : il partage une envie. Pourquoi se braquer ? Nous démarrons trop souvent au quart de tour, assaillis par nos peurs. Il éprouve tout simplement le besoin d’en parler. De voir notre réaction. D’être écouté. Peut-être compris aussi.
Emmanuelle Vignes